mercredi 30 novembre 2011

Indépendance entre perception de CN et programmation de la salle : réalité ou fantasme ?

Catherine Bailhache

Je vais maintenant donner la parole à Sylvain Clochard.

Sylvain, tu es exploitant à Nantes, une grande ville avec une forte concurrence, y compris sur l’art et essai. Tu as en face de toi des exploitants qui viennent de s’équiper en numérique ou sont en train de le faire, qui sont donc dans le système de perceptions des CN, contrairement à toi.

J’aimerais bien que tu nous expliques pourquoi tu ne réclames pas de contributions numériques aux distributeurs.

Ensuite, je voudrais que tu nous parles de la manière dont tu vois les choses par rapport aux salles que tu programmes au sein d’Epic et de Micromégas.




Ne pas demander
de contributions numériques
aux distributeurs,
c'est une question de choix

Sylvain Clochard

D’abord je ne suis pas le seul. Il y a de plus en plus de salles qui choisissent de ne pas demander de CN aux distributeurs, pour différentes raisons. Pour le cas du Concorde, j’ai fait ce choix d’abord parce que j’étais favorable au système d’augmentation du fonds de soutien, parce que c’est un système qui fonctionne, qui a fait ses preuves dans d’autres domaines et qui est réellement un système mutualiste. Ça n’a pas pu être mis en place et nous nous retrouvons avec une loi que nous subissons. Après avoir dit cela, il y a deux façons de faire.

Je prends un exemple très simple. Quand nous avons combattu l’arrivée des cartes illimitées chez UGC et que le CNC a fini par statuer et dire que, si nous étions dans une zone de concurrence avec un UGC, nous avions le droit de demander à ce que ces cartes soient acceptées dans nos salles. Je suis désolé, mais si je suis en concurrence avec UGC et que j’ai combattu ce système, ce n’est pas pour l’accueillir à bras ouverts une fois la loi votée.

C’est la même chose pour les CN. Je me suis battu contre cette idée qu’il faille absolument que les distributeurs contribuent à l’équipement numérique au-delà de ce qu’ils font déjà actuellement, puisque le prélèvement sur le billet qui alimente le fonds de soutien est une ponction égalitaire entre l’exploitant et le distributeur. De fait, les distributeurs aident au financement des salles, de la même manière qu’une partie de ce fonds de soutien aide les distributeurs.

Je sais que ça peut choquer, mais j’estimais qu’en tant qu’exploitant, je n’avais pas vraiment besoin de plus d’argent pour m’équiper. Je suis désolé de le dire, mais le numérique, cela fait quand même dix ans qu’on en parle. J’ai du mal à comprendre quand un exploitant me dit aujourd’hui qu’il se retrouve dans une situation où il ne peut pas investir parce qu’il n’a pas pu anticiper. Je sais bien qu’il y a encore trois ou quatre ans au Congrès des exploitants, notre cher président nous disait encore que le numérique ça n’était que pour dans dix ans, cela dit, malgré ce travail de désinformation permanente, on pouvait quand même se douter que ça allait arriver plus vite que ça.

L’expérience que j’en ai, c’est celle d’un indépendant qui programme de l’art et essai sur une grande ville. On ne peut pas dire que cela soit le truc le plus rentable de la terre et pourtant, j’ai réussi à équiper quatre écrans. Je ne dis pas que ça a été facile, mais on l’a fait. Cela fait partie des investissements que je savais être obligatoires.

Quel que soit le gestionnaire de la salle, qu’il soit privé, associatif ou municipal – il y a les trois cas parmi les salles que je programme – tous savaient qu’entre 2010 et 2012 ils auraient cet investissement à faire, et sur quelle fourchette de coûts se baser. Il y a eu deux attitudes par rapport à cela : soit d’attendre jusqu’au bout pour gratter autant que possible, mais du coup sans provisionner, ou alors choisir d’investir et voir comment s’organiser au mieux. Je veux juste pointer du doigt le fait que les exploitants aient dit « C’est impossible pour nous de nous équiper aujourd’hui, nous n’avons pas l’argent pour le faire ».

Tu le disais tout à l’heure, c’est la moyenne exploitation qui a le plus de mal à s’équiper aujourd’hui. Je ne veux pas être méchant, mais quand on se voit pendant les diverses manifestations et congrès, je vois quand même plus de BMW que de 4L. C’est un raccourci un peu facile, mais j’ai croisé dernièrement un exploitant qui venait de changer son 4x4 Mercedes… qui coûte le prix d’un projecteur numérique. C’est vrai que je schématise, en attendant je programme un réseau d’une cinquantaine de salles qui représentent une centaine d’écrans et je vois bien ceux qui ont vraiment du mal.

Pour ce qui concerne les salles que je programme, voilà ce que j’ai pu observer : les municipaux dépendent d’un choix politique, mais une fois la décision prise, ça marche. J’ai eu le cas dernièrement d’une salle de la périphérie nantaise qui vient de s’équiper mais qui ne fait pas suffisamment de séances pour être éligible à Cinemum. La mairie a clairement dit qu’elle ne financerait pas l’investissement, alors que c’est une commune très riche. Devant le tollé de la population, le maire a fini par faire un chèque. On est vraiment sur un choix politique.

À côté de cela, il y a des communes plus pauvres, notamment dans la périphérie parisienne, qui ont de vrais soucis. En fin de compte le cinéma n’est pas logé à une autre enseigne que d’autres services culturels.

Les salles associatives sont celles qui se sont équipées les premières. Il y a trois ans, des salles de centre Bretagne m’appellent et me demandent "Mais Sylvain, comment est-ce qu’on va faire pour s’équiper ?" À l’époque, il fallait compter 50.000 €. Quand je leur ai annoncé le chiffre, ils étaient rassurés parce qu’ils avaient l’argent sur leur compte.



Catherine Bailhache

C’est le cas dans l’ouest, mais c’est moins vrai dans les autres régions de France…



Sylvain Clochard

C’est vrai. D'ailleurs, on voit que ce sont ces mêmes salles qui ont été les premières à s’équiper à l’époque avec le son numérique ou à rénover leurs locaux via le fonds de soutien.








La réalité des coûts supportés par les distributeurs


Catherine Bailhache

Juste une question, par rapport au Concorde, tu as investi, tu t’es équipé, pourquoi est-ce que tu ne prends pas de CN, alors que le système aujourd’hui est en place ? Et comprends-tu la logique qui a mené à l’instauration du système des CN ?




Sylvain Clochard

Justement non, je ne la comprends pas du tout. Il y a une espèce d’escroquerie intellectuelle qui dit que les distributeurs font des économies. J’en ai encore eu un au téléphone récemment dont les coûts de sorties ont augmenté de 1,5%. Quand il dit ça, il ne parle que du coût de la copie, il ne parle pas des frais de sorties globaux, marketing, presse… qui ont explosé en quelques années. Il y a sept ou huit ans, les distributeurs ont tenté de mettre ce sujet sur la table, d’essayer de revoir la répartition des recettes à cause de cette explosion de frais. Au final, le numérique est arrivé, la situation n’a pas changé, au contraire, puisqu’ils sont sollicités aujourd’hui pour le financement des salles.



Catherine Bailhache

Ils font quand même payer les affiches et les bandes-annonces à pas mal de salles.



Sylvain Clochard

Non, ce n’est pas vrai. Demande à un distributeur indépendant combien ça lui coûte de passer ses bandes-annonces dans les salles de cinéma MK2 !



Etienne Ollagnier

C’est lié à l’explosion du nombre de films par semaine. Quand il y avait dix films par semaine et qu’aujourd’hui il y en a dix-sept, pour avoir une existence médiatique équivalente il faut dépenser beaucoup plus. Ce qui a profondément changé aussi, c’est le système de marge arrière qui s’est mis en place. Ça n’est pas vrai chez tous les exploitants, mais on commence à le voir apparaître au sein de l’exploitation indépendante. Concrètement, on nous demande de plus en plus de payer des pubs dans les magazines, des caissons dans les halls, des couvertures de gazettes, des espaces pour les bandes-annonces… Donc, on ne s’en cache pas, l’équation économique est la suivante : beaucoup de nos films ne peuvent exister en salles que parce qu’il y a des aides, qui permettent aussi de financer ela. Aujourd’hui, la seule recette de la salle est rarement suffisante. Bien sûr, on a souvent d’autres mandats sur les films, et on espère que l’exposition en salles et la publicité qu’on fait autour servira aussi pour la vente du dvd ou les ventes télés.





Le système des contributions numériques :
un frein à la diffusion des œuvres ?

Sylvain Clochard


Il faut le dire, il y a aujourd’hui des distributeurs qui ferment, entre autre à cause de ce que tu expliques là, Etienne. Colifilms vient de mettre la clé sous la porte, Océan, on ne sait pas trop où ça en est.

Si tu veux aller par là, quand les coûts des plans de sorties augmentent, moi exploitant je ne vais pas voir le distributeur pour lui donner de l’argent pour qu’ils puissent sortir ses films ! De la même manière, je n’attends pas de lui qu’il le fasse quand mes frais de fonctionnement augmentent. On s’est tous battu pour que les films, notamment ceux des distributeurs du SDI, puissent pénétrer en profondeur dans nos territoires, jusque dans les petits postes.

Aujourd’hui, je le vois en tant que programmateur, le système des CN est un frein à la diffusion des œuvres, quelle que soit l’agglomération. Alors que le numérique devait être exactement l’inverse.

Vu les coûts de fabrication hors CN, les distributeurs pouvaient prendre la décision de donner une copie en deuxième ou troisième semaine à Callac ou à Loudéac, dans les territoires excentrés peu desservis précédemment par les copies 35 mm, à cause d’un problème de rentabilité. À partir du moment où le distributeur doit payer, quelle que soit la taille de l’agglomération, on crée un seuil. Du coup, ces petites villes ne passeront pas les films plus vite qu’elles ne le faisaient à l’époque 35 mm et on continue de les considérer un peu comme des sous-territoires culturels.





Pour un matériel amorti ou remboursé,
ce serait hors-la-loi
que de réclamer des CN


Etienne Ollagnier

J’écoute avec grand intérêt ce que tu dis, et il y a beaucoup de choses qui rejoignent nos préoccupations. Maintenant, il y a d’un côté les travaux du Comité qui sont basés sur une loi, et la loi c’est la loi. Après, on rencontre un peu tous les avis, mais il y aussi le marché tel qu’il est aujourd’hui. Dans ce que j’entends, il y a quand même deux choses. Il y a toi, exploitant au Concorde qui s’est équipé il y a cinq ans. Si tu peux justifier de manière comptable que tu as amorti ce matériel, tu serais même hors la loi si tu demandais des CN.



Catherine Bailhache

Il y a quand même des gens qui fustigent les choix de Sylvain et qui estiment qu’il est au bord de la distorsion de la concurrence puisqu’en face de lui, se trouvent des exploitants tenus de demander des CN.



Etienne Ollagnier

Oui, mais si le matériel est remboursé, il n’y a pas de raisons de demander de CN. D’ici trois ans, il va y avoir d’autres salles qui auront amorti leur matériel et ne demanderont plus de CN. Sylvain a juste pris de l’avance. Je ne prends pas parti, je me place juste dans le périmètre de la loi. Les salles qui se sont équipées plus tôt et pourront arrêter de demander des CN plus tôt ont pris de fait un avantage concurrentiel sur celles qui se sont équipées plus tard.



Catherine Bailhache

Ce qui prouve quand même que la programmation des films et les CN sont intimement liées.



Etienne Ollagnier

C’est vrai et pas vrai en même temps. Dans ma pratique de distributeur, je réfléchis toujours économiquement à une sortie, comme je le faisais en 35 mm. Quand on me demandait un retirage, parfois même pour Lille, je me demandais quand même s’il y avait suffisamment de suivis derrière pour rembourser les 1 800 € de copie de ce film allemand sous-titré de 2h20. Je veux dire par là que le modèle économique a toujours conditionné plus ou moins la programmation.

Prenons le cas de Nantes, si on regarde les sorties des distributeurs du SDI, au final, je ne pense pas que grand chose ait changé.



Sylvain Clochard

Il y a quand même une chose qui a changé. J’ai eu le cas dernièrement de distributeurs qui m’appellent et m’expliquent que l’économie de la sortie de leur film ne leur permet pas, y compris à Nantes, de justifier une sortie nationale. Il me demandent de sortir le film en décalé au Concorde, après un arrêt parisien. Ce qui leur permet de ne pas avoir de pic et de ne pas payer de CN supplémentaire. Seulement, quand je leur dis que je veux bien faire le film en décalé, mais que de toute façon chez moi, quelle que soit la semaine de sortie, ils ne payeront pas de CN, ils me demandent de suite si finalement je ne veux pas faire une nationale !

Pour moi le numérique devait permettre à certains distributeurs de trouver une économie leur permettant d’avoir accès aux salles dans lesquelles ils n’auraient pas forcément pu aller en 35 mm. De fait, l’imposition d’une somme forfaitaire biaise cette idée.



Etienne Ollagnier

De toute façon on est dans une discussion de marché. Le Comité essaie de faire des recommandations au marché sur la base d’une loi. C’est forcément très complexe, et cela va le rester pendant, les trois années à venir, le temps que tout le monde ou presque soit équipé. Des problèmes comme ceux-là on va en rencontrer plein, et d’une certaine manière, la logique économique des sorties n’est pas profondément changée, mais il y a d’autres mécanismes qui se mettent en place.



Sylvain Clochard

Ça bouge quand même. Pour rebondir sur ce que l’on disait tout à l’heure par rapport à l’ADRC et aux circulations, je suis assez d’accord avec Etienne. La loi dit que l’on doit se baser sur l’équivalence 35 mm, ce qui est complètement idiot – d’ailleurs, à chaque fois que vous avez du mal à interpréter la loi, référez-vous aux usages équivalents en 35 mm. C’est quand même assez pervers.

À mon avis, si le CNC refuse que l’ADRC intervienne sur le numérique c’est que les salles éligibles à l’ADRC sont aussi celles qui sont éligibles à Cinenum. Donc le CNC avance de l’argent aux salles pour s’équiper via Cinenum. Argent qu’il récupère avec les CN payées par les distributeurs. Si l’ADRC intervenait, l’Etat en fin de compte donnerait de l’argent à l’ADRC, qui le donnerait aux salles, qui le donneraient au CNC. Ça s’appelle faire tourner l’argent et c’est tout. Conserver le principe de l’ADRC est extrêmement important, mais on voit bien que cela ne peut se faire sur les bases existantes. Il y a des choses à construire, à réinventer impérativement. Je le vois en tant que programmateur, il y a des salles qui avaient des films en 35 mm sur ce type de circulations qu’elles n’ont plus aujourd’hui à cause des CN. On est en train d’instaurer partout le numérique, qui justement permet de diffuser le film où l’on veut quand on veut, mais on a mis tellement de barrières en place qu’on est train de revenir en arrière.

D’ailleurs, qui a choisi de mettre ces barrières en place ? Je rappelle juste un dîner au Congrès des exploitants il y a cinq ans où j’étais assis à une table avec des circuits où je me suis entendu dire, « Mais Sylvain, tu ne crois quand même pas que la petite exploitation va avoir accès aux films en même temps que nous.»



Catherine Bailhache

Démonstration convaincante, une fois de plus.